En juin 1883, une nouvelle étape fut franchie dans la question du choix d’un drapeau national. Il fut proposé que ceux qui avaient des concepts pour un drapeau acadien les fassent parvenir à Pierre Amand Landry et qu’un numéro spécial du Moniteur acadien les publierait par la suite. Le choix final serait décidé par des assemblées paroissiales (la paroisse religieuse étant toujours l’unité de référence à l’époque) présidées par le clergé. Les choses n’allaient cependant pas en demeurer là. En août de la même année eut lieu un grand pique-nique à Bouctouche afin de célébrer le 15 août. Une partie importante des élites acadiennes y étaient présentes, tel que Pierre Amand Landry, Pascal Poirier et le politicien Gilbert Girouard. Cette rencontre de Bouctouche fur importante dans l’histoire des premières Conventions nationales acadiennes, au point que l’historien Perry Biddiscombe la qualifie de “Semi-convention”. Il y fut décidé que la deuxième convention aurait lieu à Miscouche, à l’-Ile-du-Prince-Édouard, à la mi-août 1884, la paroisse du député conservateur provincial Joseph-Octave Arsenault. En fait, le comité organisateur de cette deuxième convention était dominé par des éléments du parti conservateur, tels que les Girouard, Landry et Poirier. À Bouctouche fut aussi décidé qu’une commission examinerait la question du choix d’un drapeau national et d’un chant national. Les membres de cette commission seraient l’abbé Stanislaus-J. Doucet, vicaire de Tracadie (N.-B.), et le père André Cormier, c.s.c., de Memramcook. Doucet étant malade, il fut remplacé par l’abbé Marcel-François Richard qui, selon Biddinscombe, “… had apprently maneuvered himself into a position from which he could succeed his ailing friend”.
Comme les autres participants à la convention de Miscouche, l’abbé Richard traversa le détroit de Northumberland et y arriva le 14 août, ayant dans ses bagages le drapeau préparé par Marie Babineau. L’organisation de cette convention ne fut certes pas facilitée par l’évêque de Charlottetown, Mgr Peter McIntyre, qui avait convoqué pour l’occasion tout le clergé catholique de l’île en retraite fermée. De plus, rappelons-le, certains leaders acadiens, patisans de la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale, n’avaient pas accepté le choix du 15 août comme fête nationale. Ils essayèrent de relancer le débat à Miscouche, mais le réseau de l’abbé Richard allait réussir à étouffer ce que l’historien Robert Rumilly qualifia de “cabale”. La convention reconfirma le choix qu’avaient fait les délégués à Memramcook en 1881 de l’Assomption comme fête nationale des Acadiens.
Le 15 août 1884, à Miscouche fut un autre grand jour pour l’abbé Marcel-François Richard, car ce fut à ce moment qu’il prononça son discours sur le choix du drapeau acadien.
Discours sur le choix d'un drapeau national Rév. M.-F. Richard
Monsieur le président et chers compatriotes,
Nous sommes réunis pour la deuxième fois en convention dans l’intérêt du petit peuple acadien, si digne de notre sympathie et de notre dévouement.
En 1881, nous avons décidé une question vitale, celle d’une fête nationale pour l’Acadie, et notre choix a reçu depuis l’approbation unanime de nos évêques, ce qui nous autorise à la célébrer librement et nous donne l’assurance que l’Assomption de la Sainte Vierge sera pour les Acadiens un jour de ralliement, de joie et d’allégresse.
En 1881, à la belle convention tenue à Memramcook, nous nous sommes organisés en armée rangée en bataille non pas pour faire la guerre à nos frères coreligionnaires, mais pour nous défendre contre toute attaque tentée contre notre atonomie nationale. Nous prétendons avoir droit d’existence sur le sol de l’Acadie, défriché, et arrosé par les sueurs, les pleurs et le sang de nos frères. Nous voulons respecter et faire respecter les justes aspirations des enfants martyrs de Grand-Pré de Port-Royal, et nous sommes décidés à démontrer que l’Acadien, comme le Canadien, l’Anglais, l’Irlandais et l’Écossais, a des droits dans ce pays et qu’il est déterminé à les défendre contre toute tentative d’invasion. “Dieu et mon droit, Honni soit qui may y pense.”
À une armée, il faut un étendard. La bannière de l’Assomption, naturellement, sera portée avec un partiotisme religieux en tête de nos processions religieuses. Mais il nous faut avoir un drapeau national qui flotte sur nos têtes aux jours de nos réunions ou célébrations nationales. Plusieurs formes de drapeaux ont été proposées. Je ne veux pas déprécier les suggestions faites à ce propos; mais je ne puis m’accorder avec ceux qui prétentent que nous devons choisir un drapeau tout à fait différent de celui qui représente notre mère-patrie. Le drapeau tricolore est le drapeau de la France, dont nous sommes les descendants, et ce drapeau a droit de flotter par convenance internationale dans l’univers entier. Pour nous, Acadiens, ce drapeau nous dit simplement que nous sommes Français et que la France est notre mère patrie, comme le drapeau irlandais rappelle aux Irlandais leur origine et leur patrie.
Cependant, je voudrais que l’Acadie eût un drapeau qui lui rappelât non seulement que ses enfants sont Français, mais qu’ils sont aussi Acadiens. Je suggère donc et je propse aux délégués de cette convention le plan suivant du drapeau national:
Le trapeau tricolore tel que confectionné serait celui de l’Acadie en y ajoutant dans la partie bleue une étoile aux couleurs papales. L’étoile qui représente l’étoile de Marie, Stella Maris, servira d’écusson dans notre drapeau comme celui du Canada fait du drapeau anglais celui de la confédération.
M. le président et messieux, ne vous semble-t-il pas que déjà vous êtes prêts à adopter ce drapeau qui réveille en vous le sentiment que vous êtes et que vous devez rester Français, et que vous êtes Acadiens et que vous voulez rester Acadiens et porter ce drapeau à la victoire? Dans l’avenir, lorsque les ennemis voudront méconnaître nos droits, la vue de ce drapeau nous rappellera nos devoirs et nous encouragera et nous fortifiera dans le combat. Regardant l’étoile qui orne votre étendard, vous vous rappellerez que combattre sous l’égide de Marie, c’est être assuré d’une victoire peut-être tardive, mais certaine.
Pour ma part, il me semble déjà entendre les battements de mon coeur à la pensée que l’Acadie, ayant sa fête nationale, va, par notre choix autorisé, posséder aussi un drapeau national, qui flottera aux jours de nos réjouissances et nous servira d’étendard dans les combats que nous serons appelés à soutenir pour la défense de nos droits souvent méconnus et méprisés.
Je demande à M. le président de proposer au vote des délégués le choix du drapeau de l’Acadie et j’ose espérer que le plan que je viens d’élaborer rencontrera l’approbation de mes compatriotes Acadiens.
Le vote fut pris ave un enthousiasme des plus touchants, les uns pleurant, et tous saluèrent ce choix avec allégresse. Le tricolore avec son étoile devint de ce moment-là le drapeau de l’Acadie.
Le révérent père Richard parla aussi sur l’à-propos d’avoir un chant nationale, mais ne fit aucune suggestion.
Les chants proposés ne rencontraient pas ses vutes. La question d’un chant national fur renvoyée à plus tard.
Le soir, dans la salle de délibérations, tous les délégués étaient réunios. On parlait avec beaucoup de plaisire et de joie du drapeau choisi et on discutait de la question d’un chant national. M. le curé Richard demande la permission de dire quelques mots et d’expliquer une indiscrétion commise. Il eur dit qu’avant de partir de sa paroisse il avait fait confectionner un drapeau d’après son idéal.
Source: Histoire du drapeau Acadien, Maurice Basque & André Duguay, Les Éditions de la Francophonie
Pascal Poirier: Témoin de l'adoption du drapeau Acadien à la convention nationale Acadienne de Miscouche, le 15 aoçut 1884
On nous prévint qu’un mouvement à la tête duquel était une laïque très influent et un religieux très remuant, des Acadiens l’un et l’autre, s’organisait, je pourrais dire se tramait, pour faire révoquer l’Assomption et lui substituer la Saint-Jean-Baptiste, comme fête nationale des Acadiens.
Je pris peur. Retournant à la baie Sainte-Marie, j’y tins des assemblées dans diverses paroisses, ou je fis ratifier le choix de l’Assomption comme fête nationale des Acadiens. Puis, j’en libellai le texte abrégé, que je mis sous forme de dépêches télégraphiques. Ces dépêches, que je payai moi-même, devaient m’être adressées à Miscouche, la veille du jour du Congrès, indépendamment d’une autre dépêche, adressée, celle-là, au président général.
Quand s’ouvrit le Congrès, je donnai, en présence de quatre à cinq mill personnes, lecture des dépçeches de la Baie Sainte-Marie. La communication fut accueillie par les acclamations de la foule. Il n’y avait pas à se méprendre sur le sentiment des Acadiens pour ce qui allait du choix d’une fête nationale. La question de la substitution de la Saint-Jean-Baptiste à l’Assoption ne fut pas soulevée. C’eût été bien inutilement, d’ailleurs. Les Acadiens ne voulaient pas, et ne veulent pas, d’autre patronne que Marie. Ils sont les plus faibles sur la terre; il leur faut le plus puissant appui dans le ciel.
La plupart des résolutions qui furent prises au Congrès de Miscouche se rapportent à la nécessité qu’il y a pour nous de conserver notre langue ancestrale. La perte de notre langue serait pour nous la perte finale de notre nationalité française, et peut-être, à longue échéance, la perte de notre foi religieuse, son affaiblissement en tout cas.
Il nous fut infiniment pénible de constater que des groupes entiers des nôtres causaient entre eux en anglais, au Congrès même, tant la langue anglaise avait pénétré profondément, jusqu’au foyer intime, chez nos frères de l’île.
Le Congrès devait se réunir le lendemain, à neuf heures, pour l’adoption des rapports que les diverses Commissions étaient chargées d’élaborer. La commission à laquelle avait été laissé le choix d’un drapeau et d’un chant nationaux se réunit dans l’une des salles du Couvent. Il y avait alors, et il y a encore aujourd’hui, un couvent français à Miscouche, tenu par les Soeurs de la Congrégation Notre-Dame.
La question du drapeau fur d’abord réglée; notre drapeau serait celui de la France, ses trois couleurs, bleu, blanc, rouge, avec une étoile d’ore maris stella dans le bleu.
L’image évoquée de la France lointaine et toujours aimée, mêlée à celle de l’antique Acadie, évanouies l’une et l’autre, avait tendu les fibres de nos âmes jusqu’à les faire éclater. L’atmosphère était vibrante d’étincelles électriques, quand fint la question du choix d’un chant nationale. Un grand silence régna d’abord. Chacun était dans l’attente de quelque inspiration venue d’en haut.
Tout à coup, M. Richard se leva et entonna, de tout sa voix l’Ave Maris Stella. Tout le monde est debout, frémissnt; tout le monde change l’hymne sacrée. – Notre chant national était trouvé, tombé du ciel.
Je n’ai jamais, de tout ma vie, été pris d’une émotion pareille à celle qui me saisit dans ce moment-là.
Le lendemain, comme nous quittions la rade de Summerside, chantant en choeur, sur le pont du St. Lawrence, notre air national notre nouveau drapeau hissé juste au-dessous de celui de l’Angleterre, une corvette détachée de la flotte britannique, qui était mouillé à quelques encablures du quai, mit ses couleurs au vent, croyant saluer le drapeau de la France. C’était notre drapeau à nous, le drapeau acadien, qu’elle saluait. Le drapeau de la France n’a pas d’Étoile d’or dans le bleu!…
Source: Pascal Poirier, “Mémoire de Pascal Poirier”, CSHA, vol. 4, no 3 (octobre-novembre-décembre 1971), p. 117-119